Quelques femmes de Mobono |
Lorsque j'ai visité le petit village de Mobono pour la première fois, cela m'a vraiment bouleversée. Je devais tenir une réunion avec l'Association de Mères d'Élèves de l'école primaire. À la réunion, une trentaine de femmes m'attendaient. C'était exceptionnel pour une première rencontre. Dans ce village, seulement deux bâtiments sont en ciment. L'école et la Mosquée. Toutes les autres habitations sont en terre et en paille. Je me souviens combien cela m'avait touchée de voir ces mères accompagnées d'une ribambelle d'enfants aux ventres gonflés par les vers et aux cheveux blonds, signe de malnutrition. Ce jour-là, je m'étais sentie gênée. J'avais l'impression d'être dans l'Afrique que nous présente «vision mondiale».
Je n'étais pas trop sûre de comprendre mon mandat avec ces femmes. Selon les objectifs de mon placement, j'étais venue faire du renforcement de capacités. Mais comment faire cela dans une pauvreté pareille, avec des femmes totalement analphabètes?
Ce sont les femmes elles-mêmes qui ont redéfini ma mission. Dès le premier jour, elles m'ont guidée. Elles m'ont accueillie avec ouverture et franchise.
«-Que voulez-vous faire cette année?
-On a besoin d'un moulin pour écraser le mil.
-Je ne suis pas ici pour vous donner des biens matériels. Cela ne fait pas partie des objectifs de mon placement. Il faut trouver d'autres suggestions.
(Silence)
Qu'est-ce que vous voulez faire comme activité cette année? Il faut me donner des idées pour qu'on travaille ensemble.
(Toujours un silence gêné)
Madame, c'est à vous de nous dire quoi faire. Nous ne sommes que des femmes pauvres et analphabètes. Nous n'avons pas de connaissances, pas d'idées. Tout ce ce nous connaissons, c'est le village et la houe.»
Un quartier du village |
Je n'oublierai jamais cette petite discussion, car elle a influencé tout le reste de mon séjour et ma façon de voir le développement. J'ai compris que je n'étais plus dans le milieu intellectuel de la coopération internationale avec ses grands objectifs, ses philosophies et ses interminables bla bla. J'étais sur le terrain. Dans la vraie réalité où des gens luttent pour leur survie quotidienne. Ces femmes avaient exprimé un besoin lié à leur quotidien. Moi, j'avais répondu selon mes visées occidentales de la coopération et du développement. Immédiatement après ma réponse, elles s'étaient rabaissées et s'étaient dit que je devais savoir mieux qu'elles, ce qui était bon pour elles. Ça aussi, ça m'avait gênée.
Au fil de nos rencontres, j'ai appris à connaître ce groupe de femmes et à comprendre leurs réalités. Elles étaient vraiment dynamiques et toujours d'une honnêteté déconcertante. Elles assistaient en grand nombre aux réunions et elles prenaient de nombreuses initiatives. Par exemple, l'année avant mon arrivée, elles avaient commencé un champs communautaire. Malheureusement, leurs tâches ménagères et leurs obligations envers leurs maris les avaient fait échouer. Durant mon séjour, j'ai organisé plusieurs formations. Après chacune d'elles, elles organisaient à leur tour des ateliers pour partager l'information aux autres femmes du village. Pour la fête de la jeunesse en février, elles ont inventé une chanson et elles sont allées défiler ensemble. Elles ont gagné un prix pour cette initiative.
Ces femmes me motivaient.
L'Association de Mères d'élèves |
Malgré mon refus du début, elles revenaient sans cesse sur le sujet du moulin. Après quelques mois dans l'Extrême Nord, j'ai compris l'importance de cette demande. Ici, le mil est indispensable à la survie de la population. C'est la seule source de féculents. Chez nous, on a le riz, le blé, les patates, l'orge, le quinoa... Pour les pauvres de l'Extrême Nord, il n'y a que le mil. Pour être consommé, il doit être écrasé pour devenir de la farine. C'est avec cette farine qu'on fait la boule et la bouillie. Comme dans ce village, il n'y avait pas de moulin, trois fois par semaine, les femmes et les petites filles d'âge scolaire devaient parcourir 10 km pour accéder au moulin le plus proche et accomplir cette corvée.
Des enfants |
Un jour, le lien entre l'association de femmes, l'école, l'éducation des enfants et les objectifs de l'ONG qui m'emploie m'ont frappé aux yeux. Le moulin tant espéré était devenu la solution à bien des besoins observés sur le terrain. Puisque le mil est à la base de l'alimentation, la proximité d'un moulin signifierait l'accès à une meilleur alimentation pour tous. Des enfants mieux nourris réussissent mieux à l'école. Quand aux petites filles, elles n'auraient plus à parcourir des kilomètres à pied pour écraser le mil. Cela signifierait qu'elles resteraient plus longtemps en classe et qu'elles auraient plus de temps pour étudier. Par ailleurs, un moulin sert d'activité génératrice de revenus. Ce qui signifie que les profits de la machine pourraient servir à aider l'école, les femmes et la scolarisation des enfants. Soudain, tout m'a paru tellement évident et logique.
Cependant, comment demander à des femmes qui ont de la difficulté à nourrir leurs enfants de payer un objet aussi coûteux? Il fallait absolument rechercher des bailleurs de fonds. J'ai donc convoqué les femmes en annonçant d'avance le sujet de la réunion. L'objectif était de remplir un formulaire de demande de subvention pour obtenir la machine. Je n'oublierai jamais cette journée. Lorsque je suis arrivée, toutes les 40 femmes de l'AME de Mobono m'attendaient. Elles étaient arrivées avant l'heure, ce qui est extrêmement rare dans la région. La réunion a durée 4h. Les femmes ont bavardé sans arrêt, dans cinq langues différentes. Cette réunion a réuni les membres des quatre ethnies du village. Les Guizigas, les Foulbés, les Toupouris et les Mbororos étaient représentés. Mon collègue camerounais, seul homme présent, animait la séance et me servait d'interprète. J'ai pris un maximum de notes. Les femmes savaient exactement ce qu'elles voulaient et elles ont tout fait pour l'obtenir.
Avec les femmes |
Maintenant, la suite de cette histoire semble tout droit sorti d'un conte. La réunion dont je vous ai parlé a eu lieu un jeudi. Le vendredi, j'ai finalisé la demande. Le dimanche, je me suis retrouvée, par hasard, au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes et une demande de subvention en main. Le lundi suivant, j'avais une promesse de moulin.
Les événements se sont déroulés à une vitesse tellement folle et de manière tellement imprévue, que je me demande si le marabout du village n'a pas égorgé quelques poulets pour l'occasion.
Un mois, plus tard, le moulin est arrivé au village et il a été installé dans une maison que les femmes ont elles-mêmes construite. À Mobono, ce fut la fête.
Devant le moulin |
Aujourd'hui, le moulin fonctionne bien. Il est géré par les femmes qui ont suivi une formation sur la vie associative, la gestion d'un moulin et la gestion financière. Toutes ces formations ont été adaptées pour un public analphabète. Avec mes préjugés occidentaux, je ne pensais pas que des femmes qui ne sont jamais allées à l'école pourraient accomplir de telles choses. Pourtant, jusqu'à mon départ, elles n'ont cessé de me surprendre et de m'impressionner par leur façon de faire.
Je ne saurais terminer cette histoire sans parler du beau cadeau que l'association m'a faite avant de partir. Un après-midi, alors que je lavais tranquillement mes vêtements dans la cour de la maison, j'ai reçu une agréable visite. La présidente de l'association et trois autres membres avaient parcouru 10 km à pied, non pas pour écraser le mil, mais pour me remettre un cadeau. Une grande pièce de tissus africain et … un coq vivant!
Les cadeaux |
Je suis de retour à Montréal. Cet article est la dernière publication de mon blog. Je tiens à remercier tous ceux qui m'ont lue, ceux qui m'ont répondu et ceux qui m'ont soutenue durant les 11 derniers mois. Cela m'a fait plaisir de partager ce que je vivais avec vous et encore plus de savoir que cela vous plaisait. Merci du fond du cœur. Comme on dit au Cameroun: «on est ensemble!».